Lorsque j’ai titré, pour l’analyse du millésime 2018 juste après les vendanges, « 2018 à Bordeaux : un millésime de convictions ? », je ne pensais pas que, quelques mois plus tard et au moment de rédiger ce rapport concernant les dégustations des vins en bouteilles, le point d’interrogation prendrait une telle dimension.
Pour ceux qui souhaitent relire les conditions climatiques du millésime, je vous invite à cliquer sur l’article en lien. Inutile de revenir sur le constat initial, 2018 à Bordeaux est un très grand millésime, voire un millésime exceptionnel à bien des égards.
Déjà amorcée avec 2016, freinée par le gel de 2017 dans certaines zones géographiques, l’évolution stylistique des vins de Bordeaux s’est poursuivie en 2018. La possibilité de récolter le raisin dans une fenêtre large (grâce à une climatologie exceptionnelle pendant les vendanges) et la volonté de beaucoup d’éviter la surmaturité contre une maturité juste des baies sont les tenants de cette évolution esthétique qui permet à nombre de grands vins d’être en totale adéquation avec leurs terroir.
À ce titre, 2018 reste différent de 2016 (qui est plus tendu et légèrement plus austère, notamment dans sa jeunesse) et se présente comme un millésime singulier. Un millésime où les trames aromatiques sont superbes, la densité présente sans être lourde grâce à une fraicheur remarquable et la capacité de garde importante tout en pouvant être apprécié dans sa jeunesse. Un millésime qui possède de très nombreux avantages pour plaire à une clientèle française et internationale, donc.
Cependant, après avoir dégusté plusieurs centaines d’échantillons après les mises en bouteilles, j’ai quelques interrogations. Certains vins, notamment de la rive gauche et à Pessac-Léognan, semblent moins intéressants que lors des dégustations primeurs et les notes ont été revues à la baisse. En cause, des tanins pas toujours délicats, parfois hirsutes, voire grossiers, une sensation de surextraction importante et des élevages très marquants alors que les dégustations primeurs laissaient penser à une dynamique fruitée.
Lors des dégustations, certains acteurs m’ont incité à regarder du côté du niveau des alcools. Avec une période idéale de vendange et une maturité aboutie, les cabernets-sauvignons possèdent des alcools plus élevés (parfois 14 % vol., ce qui en Médoc n’est quasiment jamais arrivé). Or, selon ces mêmes acteurs, l’alcool agirait comme un solvant dans les barriques et tendrait à dissoudre les tanins du bois plus qu’à son habitude. Résultat, des sensations tanniques plus prononcées. Face à cette explication, et sans que je possède le bagage scientifique adéquat, je reste un peu dubitatif. En effet, mettre en avant cette explication, revient, pour moi, à vouloir cacher les problèmes plus profonds par un paravent. D’autant que l’alcool est un facteur de sucrosité plus que de rudesse des tanins. À mon avis, le souci procède de plusieurs problématiques.
Première d’entre elles, la maturité des raisins. À cause ou grâce au réchauffement climatique, les raisins atteignent des degrés de maturité importants. Quand il convient aux merlots de ne pas trop attendre pour éviter la surmaturité, les cabernets-sauvignons peuvent patienter. Ceci étant, laisser un raisin sur pied équivaut également à augmenter son taux de sucre, donc d’alcool, et à ramasser des baies très mures. Cette « évolution » impose donc une certaine adaptation au chai.
C’est un peu la deuxième problématique. Cette modification des maturités, avec des alcools élevés, impose aux vinificateurs de modifier leurs approches. Moins d’extraction, moins de bois neuf pour éviter des tanins trop massifs et des contenants plus importants ou différents pour préserver le fruit au détriment du bois. Bref, un paradigme technique pour Bordeaux que certains n’ont pas encore intégré notamment dans le Médoc. De ce côté de la rive, les propriétés sont plus grandes en superficie et l’inertie, tant viticole que vinicole, est plus importante.
En effet, l’application de vieilles recettes semble être la troisième problématique. Certains vinificateurs appliquent des recettes toutes faites qui fonctionnaient quand les cabernets-sauvignons n’étaient pas ramassés à leur optimum de maturité. Aujourd’hui, alors que la maturité du cabernet-sauvignon idéale est atteinte, les raisins évoluent, leur gout aussi et leur degré d’alcool évidemment, mais les techniques de vinification, d’élevage et les proportions de bois neufs semblent figées. C’est dommage, car l’évolution de la maturité apporte une évolution esthétique salutaire pour les vins de Bordeaux. Il est dès lors délicat de rester sur de vieux schémas quand tout autour de soi évolue. Face à ce constat, les vins ainsi élevés et vinifiés se condamnent eux-mêmes. Je ne crois pas qu’un vin massif, très boisé avec des tanins hirsutes et manquant d’élégance, trouve un jour une esthétique différente. L’expérience de certains vins abusivement extraits, comme la rive droite a pu en produire lors des années 2000 à 2010, doit nous éclairer. Aujourd’hui, ces vins sont d’un ennui rédhibitoire et ne sont plus aptes à vieillir.
Dernière problématique, et peut-être la plus importante, le mildiou. Beaucoup ont voulu passer sous silence les attaques de mildiou. Quand d’aucuns pensent que le mildiou n’affecte aucunement la qualité de la vendange, mais seulement sa quantité, je pense que ce champignon, véritable fléau pour le vigneron qui essaye de lutter parfois en vain, se ressent dans les vins avec des notes métalliques, légèrement atramentaires, ressemblant parfois à des notes de syrah réduite et avec des tanins hirsutes, accrocheurs, pas toujours très élégants. Quand quelques parcelles sont touchées, ces sensations sont noyées dans la masse. Mais quand c’est la majorité de la récolte qui est affectée, il est impossible de ne pas le ressentir. Les propriétés ayant réalisé un tri très strict s’en sortent avec les honneurs (malgré des quantités faibles) et les vins sont magnifiques. Pour les autres, c’est plus compliqué, beaucoup plus compliqué. Cela peut même amoindrir la capacité de garde.
La lutte contre le mildiou est chronophage et impose aux vignerons une présence accrue au vignoble. Mais elle est aussi affaire de convictions. Les stratégies viticoles sont désormais d’une importance cruciale.
Plus que jamais, face au réchauffement climatique, face à une évolution de la région, face à une demande accrue des consommateurs pour des vins fruités, élégants, profonds et bien élaborés, il est nécessaire de s’adapter. Comprendre le millésime, adapter sa viticulture et ses techniques au chai en fonction de la climatologie semble être des indispensables qui me font croire que l’art de faire du vin est plus affaire de sensibilités que de techniques immuables. Les évolutions de ces dernières années laissent, parfois, les vignerons dans l’expectative. Ce qui était vrai hier n’est l’est plus aujourd’hui. Et il est difficile de se remettre en cause, de toujours remettre l’ouvrage sur le métier. Mais aujourd’hui, je crois que faire du vin est affaire de convictions. Tant à la vigne, qu’au chai.
Tous ces éléments m’amènent donc à relativiser certaines notes (une minorité) par rapport aux notations primeurs et surtout par rapport à l’enthousiasme qui était le mien quand j’ai noté les vins. Les dégustations primeurs ne sont qu’une vision à un instant T de la vie du vin, raison pour laquelle j’utilise des intervalles afin de laisser de la place à l’incertitude et au travail indispensable et ô combien stratégique des élevages. Il devient indispensable de déguster les vins en bouteilles afin de valider ou d’infirmer les décisions prises lors des élevages. Et plus que jamais, il semble nécessaire de déguster, encore et toujours, les vins après plusieurs années en bouteilles, une dizaine d’années semblant être le bon tempo.
Ceci étant dit, regardons les choses positives. 2018 est un grand millésime, un millésime exceptionnel qui a produit des vins superbes et authentiques. De très nombreuses propriétés ont gagné en majesté pendant les élevages. Un effort d’autant plus remarquable que le niveau qualitatif moyen est très élevé.
La rive droite, notamment, a réalisé un travail remarquable, tant d’un point de vue maturité du raisin que dans l’intelligence de l’élevage. Les superficies plus petites ont également été un facteur positif, notamment dans la lutte contre le mildiou. Le plateau de Pomerol a produit des vins superbes avec des potentiels de garde magnifiques, à l’instar de très nombreux Saint-Émilion dont certains vins ciselés, très parfumés, aux tanins délicats et denses feront des miracles dans les 20 à 50 prochaines années.
Malgré les problématiques annoncées, les meilleurs vins de la rive gauche sont superbes. La tension, la trame tannique et les éclats aromatiques de certains sont parfaitement adaptés à des cabernets-sauvignons de caractère. L’appellation Saint-Julien, dont le niveau moyen ne cesse de s’améliorer avec le temps, a produit des vins admirables, ceux de Pauillac sont plus denses, plus tanniques parfois, les vins de Saint-Estèphe rivalisent de fraicheur et l’appellation Margaux, de par sa situation géographique et son étendue, est, malheureusement, la plus hétérogène mais possède quand même de très grands vins.
Cette hétérogénéité, qui existe ailleurs que dans l’appellation Margaux, est un fait inéluctable. Les terroirs « marquent » de plus en plus les vins et les styles, les ambitions, les déterminations de chacun, le réchauffement climatique apportent une lecture très différente de la région. C’est heureux car l’on redécouvre les valeurs de chacun. Et surtout, cela permet à des vins moins médiatisés de trouver une nouvelle clientèle captive.
Justement, je dois ici mentionner la belle tenue des vins « hors crus classés et assimilés ». De très nombreux vins de la région bordelaise, dans diverses appellations, sont somptueux cette année. Ils constituent le socle qualitatif de Bordeaux. Ils sont également la fierté de toute cette région en pleine évolution. Certains vignerons, malgré des prix de vente très tendres, rivalisent d’audace, de travail, de passion et produisent des vins d’un très grand niveau, dans une gamme de prix très large avec des styles et des expressions de terroir très différentes. C’est l’âme de Bordeaux, son coeur, toute sa richesse.
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Belle lecture !