Avant même d’être dégusté, le millésime 2020 était sur toutes les langues. D’abord, parce qu’il affiche deux nombres symboliques (20-20), faisant dire à de nombreux metteurs en marché que les affaires seraient florissantes ; ensuite parce qu’il est marqué à tout jamais par la pandémie de COVID-19 avec son lot d’incertitudes, de stress, de chamboulements économiques et de nécessaires adaptations ; également parce qu’il s’est construit avec les conséquences du réchauffement climatique qui semble être un bénéfice pour Bordeaux ; enfin et surtout parce qu’il s’inscrit dans une période qualitative exceptionnelle pour la région, ouverte par le millésime 2016 et, pour l’instant, refermée sur le millésime 2020.
Un début pluvieux
Le printemps de l’année 2020 fut arrosé et relativement doux. Les réserves en eau se reconstituèrent alors que les températures douces provoquèrent une pousse rapide et importante de la végétation et une avance de près de 15 jours sur les moyennes décennales. Alors que la France était confinée, les vignerons durent lutter contre une maladie cryptogamique : le mildiou. La pression fongique fut importante. Si forte « que nous aurions pu penser que nous repartions pour un millésime 2018 » selon Jean-Emmanuel Danjoy, directeur technique du Château Mouton Rothschild. Une analyse partagée par Thomas Duroux, directeur du Château Palmer à Margaux cultivé en biodynamie, qui confirme que la pression « fut forte, notamment en mai avec près de 100 millimètres de pluie lors du deuxième week-end ». Toutefois, elle a été correctement contenue, grâce à l’expérience acquise en 2018, même si une baisse de récolte de l’ordre de 10 à 15 % fut la moyenne dans certaines régions du Bordelais.
« La floraison se déroula autour du 20 mai », analyse Philippe Bascaules, directeur du Château Margaux. Elle fut compacte et rapide et « les sorties de grappes furent relativement faibles, ce qui engendra un rendement bas, environ moins 20 % par rapport à 2019 » ajoute-t-il pour ceux qui ne furent pas affectés précédemment par le mildiou et sans que cette baisse de rendement ne soit homogène sur l’ensemble du Bordelais.
Puis, une période chaude
À partir du 20 juin, la région bascula alors dans une période chaude qui impacta le millésime et dura jusqu’aux environ du 10 aout. « Nous avons le bilan hydrique le plus déficitaire des 50 dernières années » analyse Pierre-Olivier Clouet, directeur technique du Château Cheval Blanc à Saint-Émilion. Après un printemps pluvieux et doux, la vigne a subi, d’un seul coup, un épisode important de chaleur. Les jeunes vignes se mirent en stress hydrique assez rapidement, les plus vieilles purent compter sur leur enracinement pour capter l’humidité nécessaire. Ce temps sec fut l’un des vecteurs de différenciation dans la qualité des vins et seules les stratégies viticoles permirent à la vigne de le supporter.
La viticulture a fait d’immenses progrès à Bordeaux, mais les propriétés n’ont pas la même vision ni la même stratégie. Certaines adoptent des techniques pensées et réfléchies en fonction du millésime, d’autres appliquent des recettes toutes faites, quelle que soit l’année. Quoi qu’il en soit, une viticulture de haute couture permet de limiter les excès climatologiques comme l’explique Thomas Duclos, consultant et associé chez Oenoteam « Nous avons tellement progressé à la vigne que nous arrivons à maintenir et à écrêter les extrêmes. On s’aperçoit qu’il pleut plus qu’il y a 20 ans. Il pleut au printemps et en hiver ce qui engendre des réserves. Après nous vivons sur ces réserves. »
Cette gestion hydrique fut le point crucial du millésime. Le travail des sols, la gestion de l’évapotranspiration par la réduction de la surface foliaire, la gestion de l’assimilation de la potasse et bien d’autres éléments deviennent des indispensables pour encourager la vigne à réguler ses besoins hydriques et faire face aux longues périodes sèches. En évitant à la plante de se mettre en stress hydrique et en arrêt végétatif, ces méthodes culturales permettent au raisin de murir pleinement, sagement, tranquillement sans subir les aléas et les excès du climat. La viticulture est (re)devenue la pierre angulaire d’un grand vin et l’adaptation du vigneron en fonction du millésime, une nécessité. Une révolution pour beaucoup qui, à mon avis, est l’une des explications de la différence esthétique des vins. L’hétérogénéité de 2020 ne procède pas de la différence des terroirs et des cépages (car même sur les terroirs argilocalcaires et calcaires, certains vins ne sont pas réussis), mais de la gestion viticole engagée par les propriétés et de l’interprétation que les vignerons ont eu face à ce millésime.
Un millésime chaud
Une réalité qui bat en brèche une assertion partagée par nombre d’acteurs affirmant que 2020 est un millésime de sècheresse. Je pense au contraire, et la nuance est ici importante, que 2020 est un millésime chaud et que le manque d’eau a pu être « combattue » grâce à une viticulture de haute couture. « Nous avons des hivers très chauds » analyse Baptiste Guinaudeau de Château Lafleur à Pomerol et la chaleur est à nouveau présente « dans les périodes de transition comme mars-avril-mai et septembre-octobre-novembre. L’accumulation de températures élevées se fait surtout sur les hivers, pas sur les étés. Le réchauffement climatique ouvre une nouvelle voie où les millésimes ne sont plus classiques. On a tout a y gagner, mais on peut aussi tout perdre. En termes de climatologie, on passe des Cornouailles à La Castille en quelques jours. La vigne doit s’adapter. »
Une adaptation d’autant plus nécessaire que les pluies sont souvent importantes et soudaines comme le furent celles des premiers jours d’aout. En rive droite, le cumul des pluies fut de 30 millimètres, permettant à la plante de reprendre quelques forces avant un nouvel épisode chaud qui dura jusqu’aux vendanges. Par contre, en rive gauche, la pluviométrie excéda parfois 130 millimètres comme à Saint-Julien et Pauillac, un peu moins à Margaux et Saint-Estèphe. Avec cet apport soudain d’eau, la vigne a alors repris son cycle végétatif et s’est mise à nouveau à pousser. Or, nous le savons aujourd’hui, quand la vigne se met à pousser dans ces périodes cruciales de fin d’été et de début septembre, elle concentre son énergie dans la vigueur et non dans le murissement des tanins. Ceci explique, à mon avis, les tanins durs et trop structurants et les quelques notes variétales que l’on retrouve dans des vins de la rive gauche et à Pessac-Léognan, sauf sur les grands terroirs. Des tanins pas toujours délicats qui ont été mis en exergue par le temps sec et, parfois, par des extractions poussées alors que le millésime imposait un travail de précision.
Après ses pluies, une période de beau temps réapparut. Fort heureusement, les nuits furent relativement fraiches ce qui permit une maturité lente des baies. Seul bémol : les températures pendant les vendanges. Et ce fut là une autre particularité du millésime. Avec près de 36°C à l’ombre vers 12 heures, il était nécessaire d’adapter les horaires et/ou de posséder des systèmes de refroidissement de la vendange pour éviter de ramasser des baies trop chaudes et de les encuver à des températures trop élevées, ce qui a pour incidence de laisser partir les fermentations très rapidement et d’extraire des tanins durs et rêches. Comme l’explique Thomas Duclos, Bordeaux « a fait beaucoup de progrès dans la réception des vendanges avec notamment une récolte tôt le matin, un arrêt vers 11 heures et une optimisation de la réception de vendange. » Grâce à cela, de très nombreux vins possèdent un éclat aromatique, un côté vibrant et une énergie folle…à condition de respecter la maturité juste des baies et de récolter au meilleur moment pour conserver fraicheur et arômes nobles, car comme l’explique Pierre-Olivier Clouet du Château Cheval Blanc « une journée de septembre chaude, c’est plusieurs jours d’octobre. »
La date de récolte devient stratégique
Le réchauffement climatique, les progrès viticoles et les nouvelles approches de la maturité des baies imposent que les vérités d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui. En cela, la décision de la date de récolte impacte très fortement les vins. D’autant plus fortement qu’avec le réchauffement climatique les vignerons ne subissent plus la date de vendange, mais la choisissent. Là encore, tout est affaire d’interprétation. Grâce à cette maturité juste, les vins n’ont jamais été aussi proches de leur terroir. En préservant le fruit et les arômes nobles, les terroirs s’expriment d’autant mieux dans le raisin et avec eux les différences de sols et d’exposition modifiant les esthétiques de vins pour le plus grand plaisir des amateurs éclairés. Le temps des années 2000 où la maturité excessive était la norme pour être masquée par des boisés imposants et sucrants semble désormais derrière nous. On sait aujourd’hui, pour en déguster souvent, que les vins construits selon ce schéma ne tiennent pas la distance. Le temps est à la différenciation par la qualité et non à l’homogénéisation par le bois.
Interprétation et stratégie
Pour les multiples raisons décrites plus haut, 2020 semble apparaitre comme un millésime d’interprétation et de stratégies. Ce millésime singulier, tant par sa climatologie que par l’esthétique des vins, a produit des vins magnifiques. Quasiment impossible à décrire ou à comparer entre eux même s’il semble que nombre de réussites possèdent les acidités de 2016, les éclats aromatiques de 2018 et les textures charmeuses et denses de 2019.
La climatologie, où « plusieurs millésimes semblent s’additionner en un seul » comme l’affirme Baptiste Guinaudeau, impose des choix courageux et un travail de précision tant à la vigne qu’au chai et l’interprétation de chacun rend les vins plus identitaires que jamais. Une réalité que confirme Guillaume Pouthier du Château Les Carmes Haut-Brion, sous forme de mantra : « 2020 est un millésime de convictions, limite de renoncement. Choisir, c’est renoncer »… Jamais le champ des possibles n’a été aussi grand dans la région. Jamais la qualité n’a été aussi élevée. Jamais les cartes n’ont été autant rebattues. Jamais la théorie n’a été autant battue en brèche.
En veulent pour preuve les analyses climatologiques du millésime que nous voyons fleurir avec force données statistiques. Très sincèrement, elles ne disent rien du millésime et apportent parfois des éléments tronqués. Les millésimes ne se vivent pas dans les chiffres, mais dans la vigne. Au lendemain des vendanges, je n’ai pas publié mon rapport tant ce millésime semblait apporter des données nouvelles. Alors croire que l’on peut expliquer des millésimes si différents par des données brutes est pour moi une hérésie.
De même pour les analyses œnologiques, qui ne décrivent plus, sur le papier, la qualité du vin. Comment expliquer dès lors qu’avec des IPT (indice de polyphénols) très élevés (donc des vins denses et tanniques) et des pH aussi hauts (3,8 pour certains vins), que les vins soient aussi frais, vibrants, longs, juteux et élégants ? Sur le papier, ils devraient être denses, courts, lourds et tanniques.
Vers une version Bordeaux 2.0
Plus que jamais, Bordeaux évolue. Dans le sens positif. Les millésimes exceptionnels s’enchainent, mais ne se ressemblent pas. Le travail viticole est désormais d’une grande importance, la recherche d’une maturité optimale également. Une réalité et un enchainement (2018, 2019 et 2020) qui devrait faire prendre conscience aux institutions et aux responsables de la filière qu’il est inutile de vouloir planter des cépages d’autres régions pour lutter contre le réchauffement climatique. Il suffit d’adapter sa viticulture pour passer les périodes sèches et oublier le pensum des cépages portugais, notamment.
Je crois très sincèrement que Bordeaux vit une révolution. Les terroirs sont désormais mis en avant et le consultant s’efface devant lui. C’est heureux. Surtout pour les amateurs qui aiment les vins identitaires et n’apprécient pas les vins boisés qui n’ont d’âme que la marque du tonnelier.
Aussi, il est délicat de catégoriser par grandes régions de production. Nous l’avons vu, l’interprétation de chacun a marqué le millésime. Et même s’il faut avouer que la rive droite a réussi des vins exceptionnels (grâce à une viticulture de haute couture et à des superficies moindres qu’en rive gauche, donc des vignes cultivées comme des jardins), il serait injuste d’affirmer que la rive gauche est en dessous. Elle est certes plus hétérogène. Une hétérogénéité qui procède, notamment, de la véraison plus tardive des cabernets-sauvignon en pleine période sèche alors que la véraison des merlots était déjà effectuée et de la viticulture engagée tout au long de l’année.
Une révolution de la dégustation
Si cette révolution concerne les vignerons, elle doit aussi faire réfléchir les critiques que nous sommes. Les bouquets éclatants sont obtenus grâce à des doses très faibles de soufre, le travail sur la réduction est aujourd’hui important et les vins sont, par essence, fragiles. Très fragiles. Pour les apprécier, les conditions de dégustation doivent être optimales. Tant d’un point de vue de la température, de la fraicheur des échantillons que des conditions générales. Cette année, j’ai décidé de participer à de nombreuses dégustations organisées par les châteaux, les négociants et/ou les consultants et de changer mes habitudes. Les conditions y sont parfaites contrairement à l’Union des Grands Crus de Bordeaux. Je n’en dirai pas plus si ce n’est mon incompréhension face à l’inertie des propriétaires qui n’agissent pas pour le bien de leurs vins.
Au-delà des conditions de dégustation, les conditions d’élaboration des échantillons deviennent également un enjeu. Avec le rapprochement des vins de leur terroir et la diminution du boisé outrancier, les vins se goutent sans fard. Aussi, les dates d’assemblages revêtent une importance vitales. Présenter un échantillon primeur qui n’est pas assemblé, c’est un peu comme présenter une robe de haute couture en morceaux ajustée par de simples épingles. L’équilibre est fragile et peu représentatif de l’oeuvre de l’artiste. Pour pouvoir déguster « en conscience » et vous présenter, chers lecteurs, une image la plus juste possible de ce que sera le vin, je réfléchis, pour l’année prochaine, à une mention déclarative pour identifier les dates d’assemblage. Déguster un échantillon primeurs « assemblé », n’est pas la même chose que déguster un échantillon dont l’assemblage a été réalisé avec des pourcentages dont on sait qu’ils seront différents en bouteilles.
Enfin, toujours dans un souci de lecture plus précise, j’ai décidé de limiter volontairement le nombre de vins dégustés en primeur. Il semble plus judicieux de vous présenter après leur mise en bouteille, les vins qui ne subissent pas des élevages longs. Ils représentent souvent l’âme de Bordeaux et les noyer dans 1 000 à 1 500 notes de dégustation n’est pas leur rendre service.
Et les prix ?
2020 est donc un millésime exceptionnel et très identitaire qui devrait ravir les amateurs éclairés. Espérons que les prix ne connaitront pas une hausse irraisonnée. Si quelques acteurs affirmaient, pendant les dégustations, vouloir conserver les prix de 2019 (ce qui serait parfait pour les amateurs/consommateurs), d’autres souhaitaient augmenter les prix de sortie pour pallier la baisse de rendement et les pertes de récoltes dues au gel de 2021. Une question se pose alors : le consommateur (le vrai, pas le spéculateur) doit-il être la variable d’ajustement pour maintenir les chiffres d’affaires des propriétés ? Si une légère hausse de l’ordre de 10 % est acceptable, une augmentation plus importante risque de détourner l’amateur de ce millésime pour le précipiter dans les bras du millésime 2019 où les prix sont plus abordables et la qualité tout aussi réussie. Comme pour l’interprétation du millésime, les acteurs bordelais devront faire des choix. Espérons qu’ils soient heureux !